Les Timourides dans les chroniques safavides Les écrivains safavides du XVIe siècle, tel Qazi Ahmad Ghaffari Kashani (m. 1567-68), connu avant tout pour sa chronique le Târikh-e Jahân-ârâ, mais aussi auteur du Târikh-e Negarestân, comprennent naturellement la continuité de la dynastie timouride. Ils présentent les descendants royaux de Timour comme une lignée ininterrompue, incluant les souverains de Samarcande, d’abord, de Hérat, ensuite, et de Delhi, finalement. Le Târikh-e Negarestân, œuvre composée dans la seconde moitié du XVIe siècle, dit notamment que les descendants de Timour « sont » au pouvoir et il cite les noms de 21 princes de la dynastie, depuis Timour jusqu’à Homayun, alors souverain de l’Inde moghole5. Il ne perçoit donc pas la perte de Hérat par les fils de Soltan-Hoseyn Bayqara, en 1507 (913 H), comme la fin de la dynastie, car cette dernière continue de régner depuis Delhi.
Les historiographes safavides, même plus tardifs, distinguent nettement entre les Timourides (autrement appelés dans les sources les « Chaghatây », désignation qui englobe les clients turco-mongols de la famille dynastique), maintenant représentés par Babour et ses descendants, et leurs ennemis centre-asiatiques les Ouzbeks Sheybanides, puis Janides, qui contrôlent les anciens centres timourides en Transoxiane (Mavarannahr) et qui rivalisent avec les Safavides pour la possession de Hérat.
Tout au long du XVIe siècle, les chroniques safavides, aussi bien officielles que locales, nous offrent une perception très claire de l’époque des Timourides de Hérat. Ces derniers sont présentés comme la grande dynastie par excellence, celle qui précéda directement l’État des Safavides. Les chroniqueurs safavides consacrent beaucoup de place en particulier au règne du dernier souverain significatif de cette dynastie, Soltan-Hoseyn Bayqara (r. 1464-1506). En effet, la seconde moitié du XVe siècle est présentée comme une époque de référence, celle d’un âge d’or de la civilisation où la ville de Hérat était un idéal et un modèle7. Ces prises de position des historiographes et des poètes sont particulièrement visibles dans les écrits de l’école de Khorassan, comme dans ceux, par exemple, de Khwandamir (m. 1536), de Vasefi (m. après 1551) et de Hatefi (m. 1521), auteurs qui, dans la première moitié du XVIe siècle, avaient vécu la chute de l’empire timouride, mais aussi dans ceux d’Amir Mahmud b. Khwandamir (m. après 1550) ou de Fakhri Heravi (m. vers 1562), à la génération suivante. Cette historiographie locale est directement issue des traditions timourides et en porte fortement l’empreinte. Les écrivains du Khorassan continuent naturellement de voir la culture, le système politique, les modes de vie de Hérat comme un idéal.
Cependant, la même attitude est adoptée assez rapidement par certains historiographes officiels de la cour safavide, dès l’époque de Shah Tahmasp (r. 1524-1576). Par exemple, le chroniqueur ‘Abdi Beg Shirazi (m. 1580), auteur d’une chronique historique, le Takmilat al-akhbâr, est aussi l’auteur d’une série de poèmes à la gloire du nouveau quartier royal construit sur l’ordre de Shah Tahmasp à Qazvin9. La splendeur de la nouvelle Qazvin safavide y est ouvertement comparée à celle de l’ancienne Hérat timouride, idéal à atteindre et modèle de capitale impériale. ‘Abdi Beg dit dans son poème, par exemple, que l’Avenue (khiyâbân) du quartier royal de Qazvin est cent fois plus magnifique que la célèbre Avenue de Hérat, qui sert manifestement de référence10. Également, un des jardins safavides à Qazvin porte le nom du Bagh-e Morad (Bâgh-e Morâd), tout comme l’un des plus beaux jardins de Soltan-Hoseyn Bayqara à Hérat11. D’autre part, les historiographes tel que par exemple Yahya Qazvini (m. 1545), travaillant dans la première moitié du XVIe siècle, décrivent Soltan-Hoseyn Bayqara comme un souverain idéal, un mécène exceptionnel de l’art et de l’architecture, sous le règne duquel le Khorassan avait atteint une prospérité inégalée et Hérat était devenue une ville magnifique à la beauté incomparable.