СHAPITRE II. "Le neveu de Rameau" La rédaction fut sans doute étalée entre 1761 et 1774 mais on sait peu de choses des circonstances qui présidèrent à cette création que Diderot cacha soigneusement. Deux raisons sont possibles à cette dissimulation :
La dimension satirique de l’ouvrage : des ennemis du parti philosophique sont cités et tournés en dérision. L’expérience de la prison et l’édition clandestine de l'Encyclopédie ont pu inciter Diderot à la discrétion.
Diderot pensait que cette œuvre était peu conventionnelle, trop hors de son temps et ne voulait la confier qu’à la postérité.
Au décès de Diderot, un exemplaire manuscrit part en Russie et un ou deux autres restent en France, dans la famille du philosophe. Quinze ou vingt ans après, un Russe, qui a lu et apprécié le livre, le fait découvrir à Schiller, qui le présente à son tour à Goethe. Ce dernier, admiratif, traduit le texte en allemand et le publie en 1805. Il est « traduit » en français en 1821.
En 1891, Georges Monval trouve par hasard, dans un lot de documents acheté chez un bouquiniste parisien, un autre exemplaire du Neveu, manuscrit et autographe de Diderot, qui constitue depuis lors le texte de référence des éditions récentes.
Le Neveu de Rameau, dialogue satirique écrit en 1762, revu en 1773 et enfin corrigé en 1778 et 1782, met en scène dans un décor parisien (Palais-Royal, café de la Régence) un dialogue entre le Philosophe (Diderot) et Jean-François Rameau (neveu du compositeur) qui apparaît sous les traits d'un bohème cynique et sans talents. La publication du Neveu de Rameau a fait l'objet de multiples rebondissements : à la mort de Diderot, Mme de Vandeul envoit à Catherine II des manuscrits, parmi lesquels Le Neveu de Rameau qui sera récupéré par Schiller. Celui-ci, persuadé de la valeur du texte, le confie à Goethe qui le traduit en 1805. La première édition française sera en réalité une traduction du texte allemand, complétée et corrigée à partir des autres manuscrits retrouvés au fil du temps. En 1891, la découverte sur les quais par Georges Monval, un érudit, du seul manuscrit autographe, achèvera la rocambolesque histoire de la publication du Neveu de Rameau. Les anecdotes, les événements mentionnés dans ce récit ne suivent pas une chronologie linéaire : les faits sont volontairement brouillés et semblent plutôt resurgir de la mémoire de l'auteur.
Le propos de cette communication est d'étudier, à partir du noyau de textes littéraires formé du Neveu de Rameau, du Rêve avec en appendice Mystification, et de Jacques le Fata- liste, les alternances et les remous entre une esthétique de représentation et d'imitation et celle de l'analogie et du dyna- misme des formes, esthétique appuyée quant à elle, sur un raisonnement nécessitant moins les identités successives, les associations linéaires et logiques, la réduction,un peu forcée, de la variété à quelques règles générales, les exactitudes abso- lues, et plus la combinaison due à la similitude et à la propor- tionnalité ou simplement à l'arbitraire, aux contradictions et aux approximations.
Pourquoi ce noyau? Mais parce que, semble-t-il, dans cette période, entre 1762-63 et 1773-74, par un processus d'innutri- tion géniale, Diderot réussit à écrire ses oeuvres littéraires où, selon le mot de Jacques Chouillet, «l'esthétique, cessant de faire l'objet d'une méditation séparée, s'accomplira et s'abo- lira au sein du texte qui la crée». Quitte à conclure un peu hâtivement, ajoutons qu'après cette période, une rupture s'établira entre les tentatives littéraires et les diverses préoc- cupations intellectuelles de Diderot; l'exemple le plus frappant de cette dissociation, c'est la séparation de l'ordre moral de l'ordre biologique et physiologique en dépit de l'effort créateur qui construit encore le Supplément au Voyage de Bougainville (mis en chantier dès 1772). Alors que dans le Neveu de Rameau, c'est grâce à la tension entre les deux ordres, moral et physio- logique, que s'élabore pour Diderot le processus de la con- naissance, il est curieux de noter que dans les Eléments de l'apparence, de la pantomime». Rien de plus juste. Mais disons aussi que Moi est sincèrement admiratif de la précision de l'imitation de ce monde, basée sur l'observation patiente, Rameau de plus tient compte de la complexité de la vie, de la pluralité des possibles, il réussit à tout imiter, tout repré- senter simultanément ou presque, mais ce qu'il fait sonne creux, son attitude morale, son raisonnement s'avèrent faux, erronés. Il faut tourner le dos à l'imitation dans les arts représentatifs et, dans le domaine de la morale, de l'invention, introduire le risque spéculatif et tout ce qu'il implique d'engagement et non d'irrespect et d'irresponsabilité. Et puis qui ne sait que l'imi- tation est un plaisir, facile même, mais à première vue seu- lement; voyez l'enfant dès le plus jeune âge imiter, heureux de voir et puis d'imiter! Roland Mortier explique, très à propos, que la psychologie du Neveu, son irrévérence, son mépris des tabous, permettent d'ébranler les opinions reçues, d'expéri- menter des idées sans engager pour autant sa responsabilité personnelle...>."
Mais il est temps de s'engager. Or le refus ou l'incapacité. d'attaquer de front les tares du Neveu a peut-être aussi quel- que chose à faire avec le refus de voir la Providence divine régner sur le monde, et l'acceptation de l'erreur, du monstre (moral, car au physique il n'y a que l'extrême mobilité, at- tribut favorable de la matière) est, semble-t-il, un pas de plus vers le matérialisme athée. La grandeur de ce procès intenté à l'imitation (la pantomime n'en est-elle pas en quelque sorte la grande danse macabre!) est que l'on est, tout comme Moi, fasciné par sa perfection, par son aspect de complétude et de justification interne. Mais faut-il croire à la transparence du message et aux rouages parfaits d'un dialogue heuristique? Il est préférable de choisir le simulacre préféré, la conversation familière, pour reprendre l'heureuse appellation de Georges Daniel, conversation à bâtons rompus, bâtis sur des coqs à l'âne pour mieux suivre les sinuosités d'une réflexion questionneuse, presque en commun, et tenir compte de la multiplicité des points de vue.
Comme phase intermédiaire dans cette quête pourrait servir Mystification, rédigée quelque temps avant Le Rêve. C'est un texte centré sur la connaissance d'une réalité de faits que Diderot rapporte, sûr de sa mémoire. Que le Neveu soit un homme sans imagination, beaucoup l'accepteront, mais que fait Diderot de la sienne, lorsqu'il insiste à plusieurs reprises, que ce qu'il envoie à Sophie Volland est la chose comme elle s'est passée», ou «Je voudrais bien me rappeler la chose com- me elle s'est passée,...? Diderot campe ici plusieurs person- nages réels, rapporte, mot à mot plusieurs scènes auxquelles il n'a pas assisté, mais qu'il a si bien su reconstruire dans un sérieux à la fois inimitable et naïvement transparent. Cette reproduction fictive d'une conversation familière, Diderot la compose avec des personnages (Desbrosses, Mlle Dornet, Mme Therbouche) qui ne peuvent faire de grandes percées avec leur esprit. Cependant, depuis les Bijoux indiscrets, (1748), Diderot était par moments agacé par la sagacité des femmes. Ainsi lorsque Mangogul explique à Mirzoza le difficile système du clavecin oculaire, il s'exclame: «Vous êtes insupportable! On ne saurait rien vous apprendre; vous devinez tout». Et plus loin: «Sultane, votre sagacité me donne de l'humeur». Sur quoi Mirzoza rétorque: «C'est-à-dire que vous m'aimeriez un peu bête». Quoiqu'il en soit avec le clavecin oculaire et la cor- respondance des sons et des couleurs, une interférence, somme toute assez curieuse puisqu'elle revient à dire qu'on peut éliminer un sens et le remplacer par un autre, dans Mystification, il n'est pas question de femme qui devine mais d'une femme d'une crédulité et d'une simplicité d'esprit désar- mantes, mais si sympathiques. C'est une femme aux prises avec les vapeurs qui la lancent dans une léthargie diamétra- lement opposée aux rêveries extravagantes de d'Alembert malade et délirant. Desbrosses, aux traits empruntés à Dide- rot sur ce dernier point, croit à la pantomime, à son expressi- vité qui ne trompe pas et se bouche les oreilles pour mieux juger des faits d'observation! Mile Dornet, elle, est pleine de préjugés, d'idées reçues, dont il faut la guérir, mais à maladie mystificatrice, guérison mystificatrice, et le mystificateur était Desbrosses. Comme l'explique Roger Kempf, un talent est indi- spensable au bon mystificateur, celui d'exceller dans le déchif- frement de l'inconnu, à partir de menus détails qui le révèlent aux yeux du connaisseur. Cette maîtrise dans l'observation peut aller si loin que «la présentation du monde se suffise textuel- lement à elle-mêmes. Ajoutons que ce procédé d'élimination d'un sens («C'est mon usage. Je n'écoute jamais, je regarde»,"croire à première vue, à première rationalisation.