Le developpement de la litterature francaise du XVIIIe siecle
Il est encore plus difficile de combiner le plan de l'histoire littéraire du XVIIIe siècle que celui de l'histoire littéraire du XVIIe. Des difficultés spéciales apparaissent ici : la vie des écrivains est désormais plus mêlée à leur oeuvre et leur oeuvre elle-même est plus diffuse et sans suite. Si donc on veut donner un aperçu tout à fait général de la littérature au XVIIIe siècle, on devra nécessairement nommer quatre ou cinq grands écrivains; « l'Europe, a dit Taine, n'en a pas de plus grands », et noter les quatre ou cinq idées qu'ils ont mises en circulation. Les écrivains sont : Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Buffon. Les idées sont : la toute-puissance de la raison, la croyance au progrès, la bonté de l'homme, auxquelles se rattachent les idées secondaires du pouvoir de la science, de la grandeur de l'institution sociale et de la possibilité de l'améliorer, de la liberté, idées qui peuvent, comme le remarque Ferdinand Brunetière, se ramener toutes « à une seule idée confuse et puissante - la vie a son but en elle-même - ce qui est la négation de la vie religieuse ». Reprenant ces noms, nous pouvons les grouper assez logiquement de la manière suivante : 1° Voltaire et Montesquieu, la formation de l'esprit nouveau ; 2° Diderot, le mouvement encyclopédique; 3° Buffon et Rousseau, la fin du classicisme.
La formation de l'esprit nouveau (1715-1750) Comme on l'a vu, la transition entre deux siècles aussi opposés que le XVIIe et le XVIIIe a été presque insensible. La foi au progrès, l'idée la plus caractéristique du XVIIIe siècle, celle qui fait l'air de ressemblance et de famille de toutes les grandes oeuvres du temps : l'Esprit des lois de Montesquieu, l'Essai sur les moeurs de Voltaire, les Discours de Rousseau, l'Histoire naturelle de Buffon, l'Encyclopédie, l'Histoire philosophique des deux Indes de Raynal, l'Esquisse, de Condorcet, sur les progrès de l'esprit humain, apparaît assez nettement dans l'oeuvre de Fénelon comme aussi la croyance en la bonté de la nature, et l'idée de la toute-puissance de la raison provient en droite ligne de Descartes. Le cartésianisme, longtemps entravé par le jansénisme, va prendre maintenant tout son essor. Malgré le dédain que tous les philosophes, sauf Buffon, professent pour Descartes, c'est, bien son doute méthodique qu'ils réalisent.
« Le dix-huitième siècle commença un grand et double travail dont il ne lui fut pas donné de voir le terme : détruire tout ce qu'il y avait d'arbitraire dans l'autorité, pour la rétablir plus inébranlable sur les bases éternelles du droit et de la justice. » (Demogeot).
Qu'est l'esprit nouveau, sinon, en quelque sorte, l'esprit de destruction? Destruction des croyances, des moeurs et des institutions du passé, au nom de la justice et de la vérité. Bayle et Fontenelle avaient déjà incliné la littérature vers cette voie, mais ils n'étaient pas assez puissants pour imprimer le mouvement décisif. Ce rôle appartient à Voltaire, qui est, comme on l'a répété souvent, le représentant du XVIIIe siècle auquel peu s'en faut qu'il n'ait imposé son nom.
La plupart des historiens de la littérature française affirment que Voltaire a emprunté à l'Angleterre les principes de sa philosophie, de sa science et surtout de sa théologie. Il en serait redevable à Bacon, à Locke, à Newton, à Clarke, à Collins, à Toland, à Wolston. Mais ne suffit-il pas de remarquer, pour réduire cette assertion à sa juste valeur, qu'il a fréquenté fort jeune le salon de Ninon de Lenclos, le Temple où se réunissait, sous la présidence des Vendôme, une académie de libertinage, le café Procope où Boindin professait l'athéisme; enfin, qu'il avait lu et relu Bayle, l'apôtre de la tolérance, dont le fameux Dictionnaire lui fournit tous les arguments qu'il pouvait désirer sur l'incompatibilité de la raison et de la foi? Voltaire, d'ailleurs, avant d'être un philosophe, est demeuré fort longtemps un bel esprit, et il n'est devenu philosophe, dans les vingt dernières années de sa vie, que grâce au succès des ouvrages et des théories de Rousseau. « Il se piqua, dit Condorcet, de surpasser Rousseau en hardiesse comme il le surpassait en génie », mais il n'alla pas aussi loin que son rival en renommée. Toute sa philosophie sociale se borne à la destruction des prêtres, à la liberté de la pensée et à la conception d'un Dieu rémunérateur et vengeur. Encore ne tient-il pas beaucoup à cette dernière abstraction. Elle ne lui semble nécessaire que pour retenir « la canaille » sur la pente de l'improbité on elle n'est que trop portée. En effet, comme on l'a dit, Voltaire est conservateur en tout, sauf en religion, et son idéal est lié au maintien de la civilisation.
Il ne peut être question ici de passer en revue l'oeuvre énorme de Voltaire; il a abordé tous les genres et les a supérieurement traités. Ce qu'il faut noter, c'est l'universalité de sa curiosité, la clarté de sa langue et cette véritable royauté de l'esprit qu'il a exercée dans toute l'Europe. Ce qu'il faut noter aussi, c'est qu'il a eu peu d'idées personnelles, mais qu'il a su exprimer excellemment, sous une forme vive et brillante, toutes les idées et les sentiments qui fermentaient dans les têtes de ses contemporains. S'emparant de tout l'esprit de l'époque, il a pénétré toute une génération de sa pensée et imprimé sur le caractère de la nation une marque ineffaçable. Les multiples transformations de Voltaire suivent les transformations du siècle et elles se manifestent par des chefs-d'oeuvre. Brunetière les a résumées en une page spirituelle qu'il y a donc double avantage à reproduire ici :
« La société plus que libertine du Temple ou la cour licencieuse du régent demandent un poète lauréat, comme on dirait en Angleterre, ou comme dit le régent « un ministre au département des « niaiseries »?
Trop heureux de racheter à ce prix ses premières incartades, le fils du bonhomme Arouet fait son entrée dans le grand monde par cette porte basse. Le public parisien, le plus amoureux du théâtre qu'il y ait peut-être jamais eu dans l'histoire d'aucune littérature, cherche un auteur favori qui remette en honneur l'antique tragédie tombée de Pradon en Campistron et de Campistron en Lamotte?
Comme Voltaire, Montesquieu est encore un classique dans sa méthode ou dans ses procédés. Son scepticisme est voisin de celui de Montaigne. Ses ouvrages (Lettres Persanes, Esprit des lois) sont pleins d'intentions révolutionnaires, ou si l'on veut réformatrices; il s'attaque au despotisme, à l'esclavage, à l'intolérance; au fond, il est, lui aussi, très modéré.
« Il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois, mais le cas est rare et, lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblante : on y doit observer tant de solennité et apporter tant de précautions, que le peuple en conclut naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de formalités pour les abroger.