Andreï Kozovoï
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du meilleur film étranger l’année suivante, et les dirigeants, flattés, se dépê-
chent de taire les compromis idéologiques d’un film qui, dans son idéalisa-
tion
de la nature, magnifie inévitablement la Russie d’avant 1917
.
Conjoncturellement, la campagne est une bonne illustration de la pesan-
teur des arrière-pensées des institutions. En rivalité avec le Comité central,
le mid (ici en la personne de Ryjov) n’a de cesse de vouloir récupérer le
contrôle des affaires culturelles dont il a été dépossédé depuis le dégel, et
cherche donc à décrédibiliser son « concurrent ». Il est vrai que le différend
est moins vif depuis la création, en 1967, d’un département des Relations
culturelles du mid
58
. De même en ce qui concerne le kgb. Née en 1954,
cette institution n’a pas l’étendue du pouvoir dont bénéficiait le nkvd et
dépend désormais du Conseil des ministres. Nommé à sa tête en 1967,
Iouri Andropov cherche à faire du kgb une institution irréprochable dans
la lutte, à l’extérieur, contre le danger américain, et à l’intérieur, contre la
corruption du système (Soveksportfilm étant ici la cible de ses attaques)
59
.
La stratégie d’Andropov portera ses fruits en 1978 avec la création du kgb
d’urss, une organisation indépendante du Conseil des ministres.
À cela, il faut ajouter un élément essentiel : avec sa politique de per-
sécutions à l’encontre de tout ce qui ressemble de près ou de loin à une
libéralisation du système, Andropov donne en fait de sérieux atouts à
la diplomatie culturelle soviétique, qu’elle s’avère incapable d’exploiter.
« L’intérêt élevé des étrangers pour [Ilya] Glazounov [célèbre peintre]
s’explique notamment par l’attitude critique envers son travail de la part de
la communauté des artistes soviétiques », écrivait dans une note de 1965 la
ministre de la Culture Ekaterina Fourtseva
60
: or, il en va dans le domaine
de la peinture comme au cinéma, d’où aussi le succès de réalisateurs
« maudits » comme Tarkovski, dont l’
Andreï Roublev reçoit le Prix de la
critique internationale au festival de Cannes en 1969 après avoir quitté le
purgatoire du cinéma soviétique.
CONCLUSION
En dépit des efforts conséquents et de quelques succès marquants, le
cinéma soviétique de la première partie de l’ère Brejnev est incapable de
rivaliser avec l’Amérique et de remplir les objectifs officiels que le Parti
lui a fixés. À cela, des problèmes de moyens (« le nerf de la guerre »),
mais aussi une contradiction entre ouverture et isolationnisme qui tend à
s’aggraver dans le contexte de tensions dépeint dans l’introduction : l’urss
58. Richmond Yale cité dans Nigel Gould-Davies, « The Logic of Soviet Cultural Diplomacy »,
Diplomatic History, 27/2, avril 2003, p. 206.
59.
Luc Duhamel,
The
kgb
Campaign against Corruption in Moscow, 1982-1987,
Pittsburgh,
Pittsburgh
University Press, 2010, p. 48-61.
60. 5/36/152/123-124. Information du ministère de la Culture (Fourtseva), 23 septembre 1965,
(p. 79).
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Défier Hollywood : la diplomatie culturelle et le cinéma à l’ère Brejnev
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sait qu’il lui faut jouer aux mêmes règles que les « capitalistes », mais elle
refuse en même temps de les appliquer, par peur d’y perdre son âme. L’échec
du projet soviéto-américain du film sur le journaliste John Reed (1887-
1920) illustre bien cette défaite de la diplomatie culturelle brejnévienne.
Proposé par un producteur américain
lors du XX
e
Festival de Cannes,
en 1967
61
, le projet finit par donner lieu à deux films : côté américain
Warren Beatty réalise
Reds et rafle trois Oscars ; face à lui, Bondartchouk
réalise
Cloches rouges, et n’obtient qu’un modeste
prix du meilleur film
étranger en Inde, en 1985.
En même temps, on a vu que derrière le défi lancé aux États-Unis
se déploie en réalité une nébuleuse de stratégies personnelles et institu-
tionnelles qui expliquent que le poids du contexte de guerre froide et de
réaction conservatrice est finalement moins pesant. Ces stratégies, tantôt
de contournement, tantôt d’acquisition de pouvoir, de biens matériels ou
tout simplement de procédés (ce qui contribue à la mutation du cinéma
soviétique) rendent difficile l’estimation des résultats de la diplomatie cultu-
relle selon la grille de lecture binaire classique (efficacité/inefficacité). Il en
va ainsi de la politique d’invitation en urss et de diffusion de films de réa-
lisateurs américains « progressistes », Sydney Pollack et Stanley Kramer
62
.
Et tant pis s’ils sont en réalité un « cheval de Troie de l’impérialisme » qui
contribue à la conquête des « cœurs et des esprits » des Soviétiques par
Hollywood
63
.
Andreï KozovoÏ
61. 5/59/56/89-96. Rapport de Mosfilm (Sourine, Chkalikov), 29 mai 1967, p. 348.
62. 5/63/154/183-185. Note du Goskino (Baskakov), 7 septembre 1971 (p. 1009-1010).
63. Le lien entre coproduction et diffusion de sentiments pro-occidentaux est mentionné dans
Shaw et Youngblood,
op . cit ., p. 54.
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