Défier Hollywood : la diplomatie culturelle et le cinéma à
l'ère
Brejnev
Andreï Kozovoï
Dans
Relations internationales
Relations internationales
2011/3 (n° 147)
2011/3 (n° 147), pages 59 à 71
Éditions
Presses Universitaires de France
Presses Universitaires de France
ISSN 0335-2013
ISBN 9782130587330
DOI 10.3917/ri.147.0059
Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.
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Relations internationales, n° 147/2011
Défier Hollywood :
la
diplomatie culturelle
et le cinéma à l’ère Brejnev
INTRODUCTION
The Party, comédie de Blake Edwards sortie aux États-Unis en
avril 1968, raconte comment une soirée organisée par un nabab hollywoo-
dien a fini par dégénérer à cause d’un invité « accidentel », un acteur d’ori-
gine indienne qui multiplie les gaffes, interprété par le génial Peter Sellers.
Parmi les nombreux invités de la folle soirée figure un groupe de musiciens
russes. « Dépêche-toi chéri, les Russes vont être là d’un instant à l’autre ! »,
prévient l’épouse son mari, occupé à réparer les dégâts commis par le pro-
tagoniste. « Les Russes ? », demande le millionnaire interloqué. « Les dan-
seurs, chéri, le ballet », lui répond l’épouse d’un air entendu.
Utilisé comme accroche pour notre sujet, cet épisode soulève la ques-
tion de la nécessité d’une présence russe
positive dans l’Amérique de la fin
des années 1960, pourtant aux prises avec une guerre périphérique d’une
ampleur sans précédent depuis la Corée (Vietnam) où l’Empire soviétique
a le mauvais rôle. Une première explication, interne, vient à l’esprit : sur
le temps long, l’épisode des danseurs russes s’inscrit dans un cycle filmi-
que où l’image de la Russie, largement écornée par les années de guerre
froide stalinienne, s’améliore sur le grand écran américain
1
.
Le dialogue
mentionné plus haut doit faire rire : il met en scène un malentendu qui
procède du télescopage de deux stéréotypes anciens – le négatif, chez le
mari, qui voit les Russes d’abord comme des envahisseurs barbares ; et
le positif, repris par la femme, où la Russie est aussi un ambassadeur d’une
culture brillante,
ici le ballet
2
.
1. Ce cycle est amorcé après le traumatisme de la crise de Cuba, pour culminer en 1966 avec
Les Russes arrivent (The Russians Are Coming, the Russians Are Coming), un long métrage américain de
Norman Jewison, qui se moque des stéréotypes antirusses chez les Américains.
2. Ces deux stéréotypes peuvent très bien coexister au sein d’un même film : ainsi dans
Ne me
quitte jamais (Never Let me Go), réalisé par le Britannique Delmer Daves et sorti en mai 1953, le prota-
goniste, interprété par Clark Gable, sauve sa femme, une danseuse étoile, des griffes des Soviétiques qui
lui interdisent de le rejoindre à l’étranger.
Défier Hollywood : la
diplomatie culturelle et le
cinéma à l’ère Brejnev
Andreï KozovoÏ
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En même temps, il ne faut pas rejeter une explication de nature
externe : la présence de danseurs russes dans un film américain de la fin des
années 1960 peut illustrer un contexte dans lequel la diplomatie culturelle
soviétique, comprise comme l’ensemble des usages politiques de la culture
sur la scène
internationale, soit devenue une dimension essentielle des
contacts Est-Ouest. Mieux, l’acceptation par les hôtes américains d’une
visite russe hors du cadre rigide du spectacle, dans le contexte informel
d’une soirée, pourrait servir de métaphore à une pénétration soviétique
réussie du territoire américain, enjeu premier de la diplomatie culturelle
comme nous allons le voir plus loin. Or qu’en est-il en réalité ?
Pour tenter de répondre à cette question, nous avons choisi un domaine