Chapitre 5. Construire un problème
Apports théoriques
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Toutefois, quand ce présupposé se limite à la composante thématique de l’énoncé, il ne permet pas véritablement
d’identifier un
problème
spécifique
– il invite uniquement à interroger en profondeur les significations plurielles
qui investissent un mot tel que « liberté », « travail », « amour », etc. En revanche, il se peut également que
le
propos
de l’énoncé comprenne
un GN défini
, dont les présupposés sont eux aussi à l’origine d’un désaccord.
Reprenons l’affirmation de Sarkozy « Le travail libère l’individu » ; hormis le
blocage que peut causer le
présupposé d’identification impliqué par le GN défini « le travail », on constate la présence d’un second GN défini
avec « l’individu », qui lui aussi présuppose une identification de ce qui est désigné ainsi. En d’autres termes,
Sarkozy formule implicitement une homogénéité de fait dans ce que recouvre le nom « individu »... alors même
que ce nom sert aussi à refléter la diversité de chaque être singulier. A côté de ce que l’on a déjà pu préciser ci-
dessus au sujet du présupposé impliqué par le verbe « libérer », un problème plus spécifique émerge donc
également en raison de cette perspective étroite imposée par l’affirmation de Sarkozy, que l’on peut chercher au
contraire à élargir : quel est l’individu que le travail libère ? l’individu ouvrier est-il « libéré » par le travail de la
même manière que l’individu avocat d’affaires, par exemple ?...
Cette dernière catégorie d’implicite montre à quel point la mise au jour de présupposés résulte d’une
analyse souvent très pointue, et certainement « trop » pointue pour des élèves du secondaire 2. Répétons
donc une nouvelle fois que, à
nos yeux, il n’est probablement pas nécessaire ou même pertinent de
conduire les élèves jusqu’à ce degré de précision analytique dès lors qu’ils ont pour tâche de construire un
problème ; une démarche intuitive telle que nous la proposons plus haut (ou telle que d’autres méthodes la
proposent) devrait suffire. Néanmoins, si nous avons pris le soin de donner un développement important au
lien entre présupposés et délimitation du (ou des) lieu(x) où s’ancre un désaccord entre deux positions, c’est
qu’il nous paraît essentiel qu’un enseignant, lui, ait une conscience affutée de ce paramètre et du rôle que
ce dernier joue effectivement, qu’il soit capable de produire lui-même une analyse de ce type – non pas
forcément pour l’expliciter intégralement face aux élèves ou les inviter à procéder à une observation aussi
pointue, mais pour être à même de guider avec plus de précision les parcours
intuitifs que ceux-ci
emprunteront, dans des moments inévitables de flottement et d’incertitude.
Chapitre 5. Construire un problème
Apports théoriques
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L’
ESSENTIEL EN BREF
Il est d’usage de faire commencer l’apprentissage de la dissertation par l’« analyse de l’énoncé ». Mais les
élèves sont souvent désorientés par une entrée en matière aussi abstraite, dont ils peinent à voir en quoi
elle permet d’élaborer concrètement une argumentation. Il est ainsi préférable d’orienter l’apprentissage
d’abord vers des opérations plus directement rattachées au développement argumentatif (rechercher des
arguments, construire un paragraphe argumentatif), et de garder l’étape d’analyse de l’énoncé pour une
phase ultérieure. Par ailleurs, cette analyse de l’énoncé a un rôle déterminant dans l’élaboration d’une
introduction de dissertation, ce que les élèves en général apprennent à produire après les paragraphes de
développement. Ainsi, en déplaçant l’analyse de l’énoncé vers l’aval du processus didactique,
on lui
redonne plus de sens, dès lors qu’elle se voit couplée avec une activité concrète de rédaction d’une
introduction.
Une
introduction
de dissertation a pour fonction essentielle de
mettre explicitement en place un débat
qui
se déroulera dans un texte d’une certaine étendue. C’est cette
visée
qui doit dès lors
guider l’analyse de
l’énoncé
, afin d’identifier
les paramètres délimitant le cadre de ce débat à venir
: un
thème
de discussion,
deux propos contraires
par rapport à ce thème (dont l’un est bien entendu l’énoncé choisi), et un
problème qui trouve son origine dans un
point de désaccord
entre les positions en présence. La spécificité
de l’analyse à mener ici est que celle-ci doit
extraire toutes ces composantes de l’énoncé lui-même
.
L’identification du
thème
et du
propos
demande de considérer
deux critères
: un critère de
position
dans
l’énoncé (souvent, mais pas toujours, le thème occupe la zone gauche et le propos la zone droite) et, plus
important, un critère de
subjectivité
(le thème étant représenté par
un mot ou une expression
relativement « neutre », alors que le propos sera caractérisé par une charge subjective plus ou moins
importante, à travers des marques lexicales de point de vue).
Pour ce qui concerne le rétablissement d’une
position adverse
, il s’agit de
reformuler l’énoncé
, soit par une
tournure négative
, soit en usant d’
antonymes
, ce qui est souvent plus intéressant. Toutefois, il importe
également de ne pas procéder de façon « mécanique », et de
réfléchir au type de débat que l’on désire
mettre en place
. Certains énoncés laissent en effet une marge de manœuvre pour construire un espace de
débat, selon le partage entre thème et propos que l’on a opéré dans l’énoncé. De ce fait, selon le contre-
énoncé que l’on rétablit, on oriente le débat dans telle ou telle direction.
Quant à la mise au jour d’un
point de désaccord
qui justifie l’existence d’une controverse, elle constitue
l’étape la plus ardue de l’analyse. On peut décider d’opter prioritairement pour une démarche intuitive,
qui consiste en la reconstitution d’un dialogue en trois répliques : une
question initiale
qui cristallise le
lieu de désaccord, une première réponse à cette question qui fait office de contre-énoncé,
et enfin
l’énoncé en guise de deuxième réponse opposée – mais qui aura servi à rétablir les répliques antérieures.
Si l’on souhaite en revanche gagner en précision dans cette identification d’un lieu de désaccord, l’analyse
doit alors dégager les
présupposés
impliqués par telle ou telle unité lexicale. Ces derniers sont en effet les
traces de croyances et de valeurs qui, pour un interlocuteur donné, relèvent du déjà-acquis, mais un déjà-
acquis qui n’est en réalité pas partagé par un adversaire potentiel ; c’est
ainsi dans cette strate des
implicites que vient essentiellement s’ancrer le désaccord autour duquel deux locuteurs s’achoppent.